Il y a, dans les plus délicats rapports entre les hommes, une continuelle pratique de fascisme, où celui qui impose croit seulement aimer et celui qui subit croit, en subissant, faire tout juste le minimum, pour ne pas offenser. Je pourrais peut-être montrer comment il y a, dans cela, la plus subtile, mais aussi la plus cruelle, des tyrannies, et la plus inextricable des servitudes ; lesquelles, toutes les deux, tant qu'on les admettra, pousseront à admettre toutes les autres tyrannies et toutes les autres servitudes des hommes pris séparément, des classes et des peuples entre eux. (extrait de UOMINI E NO)
Hiver 1944. Milan. L'Allemagne nazie occupe l'Italie fasciste. Deux guerres, donc : guerre d'occupation et guerre civile. Il y a les nazis, les fascistes et de l'autre côté les partisans, et les gens. Parmi les gens, elle, Berthe. Parmi les partisans, lui, N 2 (son nom de combattant). Comment s'aimer en ces temps de détresse ? Berthe vit sous la tyrannie d'un homme, son mari, qui lui refuse de retrouver sa liberté et dont elle ne parvient pas à s'emparer. N 2, écrivain, a pris part à la lutte. D'abord en écrivain, mais désormais, poussé par la force du désespoir, de cet amour empêché, de ces temps où l'homme défait l'homme, il prend les armes. Et cela aurait-il un sens de lutter désespéré pour rendre les hommes heureux ? Avec les partisans il prépare de nouvelles actions qu'on appelle "attentats". Et le prix à payer de ces actions est exorbitant et ignoble, par les pertes de combattants et parce que pour chaque occupant ou chien de l'occupant tué, on exécute, avec la complicité de l'autorité fasciste, dix civils, qu'on appelle "otages".
nous écrivons parce qu'il y a eu une musique, nous ne pensons pas aux paroles, nous n'avons dans la tête que la musique.
Nous avons désiré travailler à un roman théâtral, un mélodrame politique, à la limite du chant. Une épopée aux multiples points de vue, intimes et collectifs, avec lyrisme, avec force et simplicité. C'est toute la générosité, l'appétit de vie que nous transmet l'écriture de Vittorini.
Pourquoi ?
Pour en finir, encore, avec le jugement, pour créer un corps à nous et désorganiser l'ordre établi des mots, du cru (ce qu'on croit), du qui (qui est un homme, qui n'en est pas).
Comment ?
Sans enregistrement, sans banque de données. Tout ce qui est perçu ici est créé à l'instant, pour l'instant. En attendant. Parce que comme l'énonce Vittorini, la vérité est toujours à re-découvrir, à re-formuler. Pour et par chaque génération, chaque homme et femme.
Il y a dans les dialogues de Vittorini un apparent naturalisme. Mais en creusant, on découvre qu'il s'agit plus de rendre exemplaire chaque homme, dans les plus insignes situations. C'est déjà ce que n'a cessé de montrer Dostoïevski. Ce ne sont pas les grands actes qui définissent l'humanité. Ce n'est pas dans la vie des héros, des grands exemples de l'histoire que nous trouverons qui nous sommes. Pour nous connaître, il faut aller du côté du peuple. Et, nous dit Pavese, le contemporain de Vittorini, « nous sommes peuple ». Pas besoin de le chercher dans les stades ou dans les grands rassemblements de l'histoire. L'artiste, qui a en charge selon Vittorini, de chercher et de transmettre la vérité, même mal, même travestie, n'a pas à être au-dessus ou au-delà des autres hommes. Il doit seulement continuer de dire, jusqu'au bout, comme le feu de Pascal qu'un dernier homme doit garder, même infime, vivant.
Au fond, nous sentons qu'il y a dans tout cela un communisme, non de parti, mais d'être, invisible, une façon d'habiter et croire le monde.
Nous, bien sûr, nous ne faisons pas, nous sommes presque des spectres, « acteurs qui se pavanent... », « brèves bougies » comme dit Macbeth : le théâtre n'est pas la vie, nos batailles sont de théâtre, comme nos amours, nos morts, nos vies. Rien ici n'est vrai, mais dit, redit : que pouvons-nous apprendre de nous-mêmes ?
En 1944, Vittorini écrit Uomini e no caché dans les montagnes près de Milan pour échapper au sort de tous ces partisans assassinés, des civils exécutés en représailles. Il enterre le manuscrit. Était-ce pour le cacher ou pour le planter ?
Après un siècle d'humanisme et la catastrophe que fût l'exclusion et l'extermination de l'humanité par une minorité armée de cette humanité, avec la complicité d'une autre partie de l'humanité, il était temps, nécessaire, avant d'entreprendre quelque reconstruction que ce soit sur les racines pourries « du royaume du Danemark », d'arpenter les confins de l'homme, et d'interroger :
- Où commence l'homme ? où il finit ?
Risquer la question et l'équilibre de nos croyances afin de déjouer les superstitions, les aveuglements, les préjugés. Afin de questionner l'engagement, sa raison, son coeur-foyer.
Résister à quoi, lutter pour quoi ?
Et puis on ne se bat pas pour désespérer, mais comment ne pas désespérer dans le combat et combattre alors ses propres idées ?
À tout moment, le sens peut être perdu et certains actes sont irréparables.
Avant même de construire, de faire, de se lancer tête la première dans de nouveaux projets, dans l'avenir et le progrès, il fallait bien poser toutes ces questions.
Ne le faut-il pas ?
Et hommes et pas est une fable, avec sa magie simple. Un homme lutte contre soi-même pour réduire sa part d'inhumanité. Car les hommes font à l'homme ce qui nous fait dire d'eux qu'ils n'en sont plus. C'est l'hiver 44, à Milan. Vingt ans de fascisme ont corrompu l'homme dans sa moelle et jusqu'à la réalité immédiate : ce qu'il mange, boit, l'air qu'il respire, dans son amour même. Et cela commence par les actes les plus insignes, qui tolèrent, acceptent et même imposent le fascisme. Dans ce monde défait, comment lutter et ne pas désespérer ? Parmi les civils, les partisans, les morts, contre les nazis et leurs chiens, et les miliciens fascistes, c'est toujours cette question. La langue de Vittorini est cet effort intense, d'une humanité lumineuse, contre la « désespérance ». Sicilien et fils de cheminot, il nous parle de plain-pied, d'homme à homme, avec la grâce de l'enfant qu'il a gardé en lui et qui auréole de magie toute son écriture.
La question posée par le livre, son enseignement si l'on veut, est tout entier contenu dans son titre – qui n'est pas sans rappeler d'autres titres d'autres livres écrits à quelques années de là (L'Espèce humaine, Si c'est un homme) : – Qu'est-ce qui en l'homme est l'homme, et qu'est-ce qui en l'homme ne l'est pas ? Simple question, bien qu'absolue et abyssale. Simple en est la formulation mais aussi l'exposition, et multiples en sont les niveaux, les ramifications. Pas une question simple. Pas plus qu'une question à prendre à la légère. Et c'est pourtant sans gravité qu'elle est posée : tantôt à l'homme, tantôt à la femme, au singulier, au pluriel, à l'animal, au vieil homme, à l'enfant, aux morts... Longue quête, alors, que ce roman, long récit d'apprentissage pour démêler l'humain de l'inhumain. Question qui reste en suspend jusqu'aux derniers mots du livre, ceux de l'ouvrier : – J'apprendrai mieux. Et même si beaucoup d'autres questions seront soulevées, toutes ramèneront à ce noyau, qui ne passe pas, à cette vérité violente : qu'en l'homme quelque chose ne l'est pas, que « le » livre doit continuer de nous rendre sensible.
Le théâtre est déjà très présent dans UOMINI E NO. Les dialogues y occupent une place majeure, dans une langue simple, claire, semée de répétitions qui produisent cette étrange musicalité. La narration ellemême est incarnée par la figure du spectre de N 2, qui interroge le lecteur, converse avec lui. Et lorsque l'on évoque un spectre nous ne sommes jamais loin de celui du père d'Hamlet. Au cœur du roman comme des grandes tragédies de Shakespeare, il y a la guerre, où se perçoit le plus nettement la violence en l'homme et faite à l'homme. N 2, avec son spectre, a donc beaucoup de point commun avec le Prince Hamlet. L'un comme l'autre ne sont pas des guerriers au départ et se perdent, finalement rongés de questions sur leurs actes et ceux des hommes. Shakespeare encore, dans les scènes de batailles et dans la suspension du récit par des scènes burlesques, parfois jusqu'au macabre. L'autre modèle théâtral que nous voudrions induire dans l'adaptation pour la scène du roman, c'est la tragédie antique : pour la manière chorale de dire cette histoire et de la partager avec le public, redonnant à la musique sa place auprès du récit épique. La tragédie antique raconte et interroge la cité, par elle et pour elle, par l'intermédiaire de mythes et légendes faites œuvres. C'est aussi la force de UOMINI E NO : notre monde, et particulièrement l'Europe, s'est construit et reconstruit sur les ruines laissées par la deuxième guerre mondiale et l'homme et son humanité peuvent se mesurer à l'aune de ces évènements. Un récit polyphonique dans une réalité magique. Le récit de UOMINI E NO est tout entier construit sur la dualité présente dans le titre. C'est aussi vrai par sa dimension épique (collective) et intime (privée), car c'est à travers l'histoire d'amour de N 2 et Berthe que nous devient sensible l'Histoire, et inversement, c'est l'Histoire qui donne son sens à l'impossibilité du couple. La musique, qui accompagnera l'ensemble de la pièce, mêlera un instrumentarium (électronique, cordes, cuivres et percussions) dirigé par deux musiciens, et la voix d'un chanteur de musique traditionnelle de l'Italie du Sud. Les musiciens et les comédiens ne seront pas dissociés, mais polyvalents, créateurs de leurs partitions, en action constante tout au long du récit. Les acteurs prendront en charge de nombreuses figures : tantôt partisans, miliciens, allemands, tantôt morts ou vivants, tantôt hommes, chiens, chimères. Leur registre de jeu sera parfois sobre, parfois « outré », comme les figures burlesques du cinéma des années 30 et 40. Chacun pourra être doublé d'un mannequin. Tous ces éléments devront accentuer l'interrogation sur la part d'humanité, et pas, de l'homme. Ils auront également la possibilité d'interroger directement le public, à travers les réflexions du roman (parties en italique de celui-ci), en s'extrayant un instant du récit pour s'interroger, en tant qu'interprètes, sur nous, ici et maintenant, à la manière de l'écrivain avec son lecteur.