Un château perdu dans des marais, une guerre déclarée au milieu de fiançailles, des amoureux rêveurs et maladroits, tels sont les germes de ce conte cruel jusqu’au grotesque - première pièce de Maeterlinck - dans lequel se joue le combat inexorable de la Princesse Maleine face à l’amour...
La scène s'ouvre sur les fiançailles de Maleine et du Prince Hjalmar. Des gardes observent le repas de fête : la cour du roi Marcellus - sans fleurs ni couronnes. Noces de glace. Un scandale éclate, la fête tourne mal, les fiançailles sont rompues. Une guerre se prépare entre les deux royaumes. L'amour de la princesse Maleine pour le prince ennemi Hjalmar devient une malédiction qui scelle son destin.
Ce n'est pas grave, c'est féroce.
La gravité, c'est une intériorité sûre d'elle-même, un égo qui souffre tellement il est au centre du monde. Dans La princesse Maleine, Maeterlinck s'élève au-dessus de ce conflit romantique pour nous rappeler à notre férocité que rien n'oblige que notre égoïsme. L'idéalisme de l'amour absolu y est balayé par la réalité de nos aliénations intérieures.
C'est le rêve d'un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien.
Voilà le sens que le jeune poète Maurice Maeterlinck donne à l'agitation de nos vies dans sa première pièce , en 1889. Il voit une humanité grotesque qui, comme une nuée d'éphémères autour de la mi-août, vient se brûler les ailes à la lumière des réverbères, fuyant obstinément et peureusement le vide de l'obscurité.
Les hommes sont agités par leurs pulsions et les femmes par une inextinguible obstination. Mais surtout, les uns comme les autres restent sourds et aveugles au destin qui les attend et dont ils portent la responsabilité, qu'ils soient victimes ou bourreaux. Chacun crie, se débat contre des chaînes qui ne viennent pas du ciel.
Certes, le climat mauvais qui entoure Ysselmonde et Harlingen annonce de grands périls pour l'humanité, peut-être l'extinction de l'espèce, mais ce n'est que le reflet de l'inconscience, de l'inconséquence, de cette humanité.
Au dérèglement des climats vient s'ajouter, au fur et à mesure que s'avance le drame, le dérèglement du langage : les phrases se raccourcissent, tous sont gagnés par le bégaiement et un déluge de répétitions semble le symptôme d'une écholalie collective.
C'est qu'ils ne savent pas dire ce qu'ils commencent à deviner : la réalité de leur aliénation intérieure qui les dépasse et qui les perd.
À la fin, il ne reste que la conscience en ruine d'un vieux roi conduit par une nourrice oublieuse de ses petits. Ne serait-ce pas une image qui a la fonction d'une parabole sur notre condition ?
La Princesse Maleine, comme son personnage éponyme, a cette beauté vénéneuse et malade. La beauté d'un combat, à mort, d'amour. Le combat de l'ardent désir d'une jeune femme pour celui qu'elle aime, obstinément. Mais ici, l'amour mène à la mort, l'effroi devient grotesque. C'est épouvantablement drôle, inquiétant mais gracieux.
Maleine est absolument sûre de ce qu’elle veut, de son amour, quoiqu’il lui en coûte : ses parents se font massacrer, et elle continue de s’enfuir vers celui qu’elle aime et qui fait partie de la famille qui a exterminé ses parents. Elle va se jeter ainsi dans la gueule du loup, patiemment mais résolument. C'est une obstination magnifique, une ironie métaphysique, pas du tout cynique. De l’autre côté, la reine Anne, tout aussi obstinée, veut le malheur de Maleine et c’est tout aussi incompréhensible. Maeterlinck ne donne pas d’explication à ces comportements mais chacun peut y reconnaître ses propres obsessions, qui s’apparentent à de la croyance, à de la ferveur. Aujourd’hui, où l’on parle beaucoup de liberté sociale, la question de la liberté intérieure, spirituelle, et la manière de l’exposer de Maeterlinck, semble passionnante, à la fois terrifiante et risible.
La Princesse Maleine, c'est aussi une histoire de famille, le carré : père, belle-mère, fils, belle-fille. La pièce débute avec le repas de fiançailles de Maleine et du jeune Hjalmar. De cette photo de famille, Maeterlinck gratte le verni poli et révèle toute la brutalité des liens, les enjeux, vitaux et mortels, voir meurtriers, que recèle cet instant. Les liens intimes de la famille sont observés non pas sous l'angle du naturalisme mais plutôt à travers les rêves, le sommeil de la raison, qui en font émerger toute l'animalité prédatrice, l'archaïsme sous les conventions sociales. Car le naturalisme chez Maeterlinck, ce n'est pas celui de l'art (singer la réalité) mais celui du savant (qui s'attache à l'histoire naturelle).
Maeterlinck met en jeu « l'espèce en nous » avec des formes de communication, d'entendement, insaisissables au raisonnement mais perceptibles. Nous ne sommes pas plus explicables, pas moins mystérieux, que le monde des insectes, le cycle des étoiles.
Passant la famille à la loupe de l'entomologiste, il nous montre une assemblée d'hommes et de femmes comme un groupe d'insectes sociaux, en-dehors de l'empathie et de la psychologie humaine. Il attire notre attention sur les instincts, les fonctions et l'amoralité de notre espèce. Un déplacement s'opère du politique vers une logique plus primitive.
N'est-ce pas quand on nous dit à la fin des histoires « Ils furent heureux » que la grande inquiétude devrait faire son entrée ? Qu'arrive-t-il tandis qu'ils sont heureux?
Maeterlinck
La princesse Maleine n’est pas écrite dans un seul registre, contrairement à toutes les pièces qui suivront. Maeterlinck mêle ici le vaudeville et le fantastique, le plus sanglant théâtre élisabéthain et le poème symboliste, un sublime chant d'amour qui passe par la lecture des étoiles et des nuages. C'est un matériau hétérogène, non uniforme, d'une diversité réjouissante. Cela exige une grande virtuosité de jeu. C'est un modèle de théâtre et de monde aussi, ce refus de tout étalonner, de tout formater.
Il y a dans La princesse Maleine un contrepied à l’image fantasmée d’un Maeterlinck hiératique. C’est une pièce turbulente, chaotique, qui décrit, avec une forme d’ironie, la condition humaine. Il suffit de regarder le prince qui tourne autour de la chambre de Maleine si interminablement alors que nous savons déjà qu'elle y a été assassinée. Si c’est risible ou ridicule, c’est peut-être parce qu’il faut qu’on l’admette. Personne ne veut l'admettre. C'est pourtant ce que pointe Maeterlinck. Et voilà qui me paraît salutaire, humainement, politiquement.