MENSCH est un terme allemand que l’on retrouve de manière récurrente dans les fragments de Woyzeck, la pièce inachevée de Büchner. MENSCH désigne tantôt l’humanité, l’être humain, tantôt une fille perdue, un singe savant ou un pauvre bougre. Nous voudrions que la représentation de MENSCH entraîne les spectateurs dans une fête où, aux dialogues acérés et fulgurants de Woyzeck, se mêleraient chants et danses. Nous voudrions faire entendre le meurtre de Marie non seulement comme un crime mais aussi comme un sacrifice, un rite à la signification oubliée ou perdue.
S'appuyant sur un fait divers et les minutes du procès, Büchner préparait un drame où les protagonistes étaient de petites gens : Woyzeck et Marie ont un enfant « sans la bénédiction de l'Église » et vivent de la solde et des corvées confiées à Woyzeck, militaire sans grade. Meurtrier de sa fiancée, le Woyzeck historique fut condamné lors d'un procès où l'expertise psychiatrique dût déterminer, pour l'une des premières fois, la responsabilité ou non de l'accusé. Il souffrait d'hallucinations où se mêlaient les signes de l'apocalypse et la croyance en un complot de forces obscures. Déclaré responsable, il fut décapité.
Ce soir, Marie. Adieu.
« Qu'est-ce qui en nous ment, vole, assassine ? » demande Büchner à sa fiancée dans une lettre.
Avec La Mort de Danton, il cherche la réponse dans l'histoire de la Révolution française. La grande Histoire, faite de grands hommes, de grandes actions et de grandes citations (« Ce sont des phrases pour la postérité, n'est-ce pas Danton ? Mais en fait elles ne nous concernent pas. » La Mort de Danton). L'histoire cache une telle complexité, des manipulations telles, qu'il est difficile d'y apprendre quelque chose de cette essence, de ces lois régissant nos nerfs, notre cerveau, notre coeur, agissant nos corps et nos pensées. Si les grands évènements nous apprennent aussi peu sur nous-mêmes, à observer le plus démunis des hommes, « pauvre homme ! vieil homme !*», un homme à qui il ne resterait que ses questions abyssales, sans éducation, sans situation,
nous apprendrons peut-être quelque chose sur ce que nous sommes.
C'est l'un des postulats sans doute à l'écriture des Fragments Woyzeck.
Dostoïevski raconte que condamné à mort pour un complot contre le Tzar, il ne se souvint d'aucun remord quant à son action politique au moment de l'exécution (qui fût finalement commuée en peine de travaux forcées). Mais qu'il en éprouva pour des gestes bien plus infimes et invisibles, sur des êtres eux-mêmes, « infâmes » historiquement, invisibles (ce qu'il décrit dés les Carnets du sous-sol et jusqu'au Rêve d'un homme ridicule ).
Büchner, issu d'une famille de médecin, a suivi des études de médecine et de philosophie. La scène de ces pièces pourrait ressembler à ces plaques de verre à travers lesquelles on observe au microscope un reste d'humanité, « ombre errante, pauvre comédien qui se pavane et se lamente pendant son heure sur le théâtre et qu'après l'on n'entend plus. Un conte, dit par un idiot, plein de bruit et de fureur, qui ne signifie rien. » (Macbeth).
Il étudie « le vertige quand on se penche au-dessus d'un homme *».
Dans MENSCH, le support vidéo est l'oeil du microscope, faisant apparaître de cette plaque de verre qui rend les corps translucides et lisibles, les fantasmes et les rêves de Woyzeck et Marie, ces autres nous-mêmes, démunis et en question (sur le banc de torture).
La croyance populaire veut que la cause d’une certaine mélancolie soit due à la piqûre de la tarentule. La piqûre introduisant un germe (comme pour la peste – on pensera à Artaud) déclencherait une maladie chronique : chaque année, à la date de la piqûre, le mal se réveille en une crise aiguë de mélancolie. Seul remède à cette souffrance : la tarentelle. Des musiciens entrent dans les maisons et jouent. Ils jouent jusqu’à trouver le thème correspondant à la tarentule. Lorsqu’ils ont trouvé, le malade se met à danser, danser…
La représentation de MENSCH est en partie déambulatoire, entraîne les spectateurs dans une fête où, aux dialogues acérés et fulgurants des Fragments Woyzeck, se mêleraient chants et danses. Ici les protagonistes ne viennent d'aucun ailleurs mais s'extraient de la foule. L'entêtement de la tarentelle et le bégaiement de Woyzeck, marques d'une humanité tragique et grotesque, mettent les corps en mouvement. Quelque chose d'autre peut alors advenir et le théâtre conjurer « l'infirmité spirituelle de l'Occident » selon l'expression d'Artaud.
La lecture des Fragments Woyzeck qui a dominé depuis les années 70, qui ont certes vu redécouvrir l'oeuvre, a trop souvent enterré la pièce dans des conflits de classes, psychologiques et autres problèmes moraux. Nous voulons faire entendre le fait divers – le meurtre de Marie – non seulement comme un crime mais aussi comme un sacrifice, un rite à la signification oubliée ou perdue, rite archaïque qui marque le passage d'une saison. Ou encore comme on brûle Carnaval au sein de la multitude rassemblée de la cité. Ou enfin, le fantasme d'une conscience tourmentée qui n'a d'autre lieu pour exister que le théâtre.