À la fois œuvre dramatique mais aussi poème et conte. Pauvreté Richesse Homme et Bête est un récit au long cours à propos de paysans du grand nord (les riches) et de leurs valets de ferme (les pauvres). À la fois réaliste et magique, c'est une réflexion violente et crue sur l'amour. On y voit à travers les êtres comme dans du verre. On y parle une langue rude, brutale même, intransigeante, voire lapidaire. On y bute sur des désirs inassouvis, des peurs, des superstitions, la volonté de posséder. Le tout compose une énigme brulante, taillée dans une langue de roc.
Ceci est l'histoire du paysan Manao Vinje, qui était un homme bon, travailleur et fiable. Qui tenait son bétail correctement et aimait les montagnes de pierre stériles de sa patrie. (…) Les plus importantes conversations ultérieures, sont rassemblées ici. Elle montrent que durant la première moitié de sa vie son destin avait été injustement dur.
L'avenir dure longtemps...
PAUVRETÉ, RICHESSE, HOMME ET BÊTE (1933) est non seulement une œuvre dramatique mais aussi un poème, un conte. C'est un récit au long cours à propos de paysans du grand nord (les riches) et de leurs valets de ferme (les pauvres). À la fois réaliste et magique, c'est une réflexion violente et crue sur l'amour, loin des critères moraux d'une époque. On y voit à travers les êtres comme dans du verre. On y parle une langue rude, brutale même, intransigeante, voire lapidaire. Les acteurs du drame butent, sur des désirs inassouvis, des peurs, des superstitions, la volonté de posséder. Certains veulent, une fois, connaître la jouissance, d'autres le bonheur. Et dans leurs courses ils se heurtent les uns aux autres. Les plus sombres d'entre eux sont acharnés comme des chiens enragés. Les plus purs manquent de courage... Le tout compose une énigme brulante, taillée dans une langue de roc.
« Ceci est l'histoire du paysan Manao Vinje »
Dans la solitude des montagnes vit le paysan Manao Vinje, loin du premier village. Pour certains, il est une bête, et son cheval, le plus beau du pays, n'est pas ordinaire, une femme s'y trouve enfermée.
Le père de Manao est mort et il n'a encore rien fait de sa vie. Il est à la croisée des chemins : doit-il retourner à la vie humaine en fondant une famille ou mettre fin à son existence stérile ?
Au bord du suicide, lui revient l'image d'une jeune fille aperçue il y a longtemps. Sofia, la fille la plus pauvre du village, qui garde les vaches dans la vallée. Il part à sa recherche.
Anna Frönning, la riche héritière de la ferme voisine, attend Manao depuis qu'elle a dansé avec lui, il y a cinq ans. Cette danse est comme un pacte, un serment. Il doit l'épouser. Et si ce n'est-elle, ce ne sera personne.
Pour briser l'intention de Manao de prendre Sofia pour femme, Anna va utiliser la soif obscure de son valet de ferme, Gunvald Tosse. Lui, veut posséder Sofia, « même morte ».
Anna et Gunvald vont conspirer pour se dresser entre les amoureux. Et par le crime, ils arriveront à leurs fins.
Mais l'avenir dure longtemps...
Géométrie du désir
La pièce, comme l'œuvre de Jahnn, est un entremêlement de relations triangulaires :
Au début : Manao aime Sofia, Anna aime Manao, et Gunvald aime Sofia.
Plus tard : Manao épouse Anna, commence la vie à trois avec le valet, Ole, qui veut posséder la femme du paysan.
René Girard relève que le rival désire ce que l'autre désire. Ce qu'il vise, à travers l'objet ou la personne désirée, c'est l'autre, qu'il veut égaler, dépasser.
Anna et Gunvald veulent, non seulement, posséder l'autre, mais aussi le détruire et l'ensevelir.
Et des forces ténébreuses vont agir sourdement pour les y aider.
Alors, l'amour originel de Sofia et Manao, d'une pureté fragile comme un don, sera démoli par l'adversité laborieuse des deux rivaux.
Sofia et Manao se laisseront berner par les apparences, par la croyance en un malheur inflexible et par l'ordre moral, représenté par les « amis » de Manao.
Pauvres et Riches
C'est en 1933 que Jahnn écrit la première version de la pièce. Dans un monde en profond déséquilibre, plein de rancœur. L’Allemagne est un pays humilié par l'armistice de 1918. Un monde plus que jamais divisé entre des vainqueurs et des perdants. Entre des riches et des pauvres. Entre des maîtres et des esclaves. Et chacune des parties nourrit une haine profonde à l'égard de l'autre. Chacun fantasme l'autre, le diabolise, y projette ses propres idées noires, ses désirs obscurs. Le riche méprise ceux qui sont pauvres. Le monde leur est dû. Le pauvre, humilié, cherche une compensation, une revanche, une vengeance. Ce sont des forces redoutables, ils sont prêts à tout.
Ce monde clivé est propice aux rumeurs, aux superstitions, aux folies collectives.
C'est le climat de 1933 qui colle à la pièce. Et c'est par le climat que le malheur devient possible.
Dans un monde aussi blessé, il reste peu de place pour une autre vie, telle que la perçoit Manao dans la nature qui l'entoure, peu de place à la poésie qui résonne en lui.
Chacun est conscient que quelque chose est en train d'arriver. C'est un tragique qui sait.
Et les amants vont croire au malheur, bien qu'il n'est pas d'autre réalité, au départ, que leur croyance.
Alors, s'ils ne sont pas coupables, ils porteront tout de même leur part de responsabilité de leur malheur, de leur douleur.
Le champ de bataille où s'opposent notre désir de posséder et notre force d'amour
La pièce trouve finalement un équilibre, une synthèse entre ces deux forces archaïques en nous : amour et soif de posséder. C'est dans la figure tardive de Jytte, cette jeune infirmière de Sofia, qui délivrera Manao de l'emprise d'Anna. Elle incarne un ordre humains accordé au monde animal.
Cette recherche d'équilibre est le chemin de Pauvreté, Richesse, Homme et Bête. Et cela passe par des expériences dont certaines sont irréversibles.
Personne n'en sortira indemne et tout le monde n'en reviendra pas vivant.
Du conte à la tragédie, d'Hélène à l'Edda
Jahnn trouve son prétexte chez les frères Grimm, dans un conte d' « usurpation » : La Gardeuse d'oies. Déplaçant cette histoire dans les montagnes de Norvège, où lui-même s'est caché durant la première guerre mondiale pour ne pas participer au grand massacre, il fait de ce monde paysan, rude, isolé, un double des îles grecques qui firent naître les grandes trames tragiques où il a puisé le sujet de sa Médée. Les princes, les princesses sont devenus de riches fermiers. Les esclaves, les barbares, sont des valets de ferme. Le Chœur, les demi-dieux, sont des Trolls et autres êtres fantastiques des grands mythes nordiques.
Cru et cruel
La cruauté du conte est très présente dans la transposition qu'en donne Jahnn. Il mêle à la cruauté pleine de mystères du conte, une langue crue, âpre, d'une violence qu'il n'évite pas, qu'il n'occulte pas. Car il y a un désir inconditionnel de véracité chez Jahnn : dire la vérité, quoiqu'il en coûte, quoiqu'on en pense.
Du roman au théâtre
L'œuvre de Jahnn est bien plus célébrée pour ses romans que pour ses pièces. Dans celle-ci, on sent qu'il s'est totalement affranchi des contraintes de la scène. Elle est écrite comme un roman : ellipse de temps, narration étalée sur plusieurs années... Sans manquer le théâtre, il s'en libère et invente un récit fluide, proche du feuilleton, dans une langue volcanique. Chaque phrase, bien qu'alambiquée comme toujours chez lui, est extrêmement concrète, précise et narrative. Un mélange de poésie brute et d'un récit simple, mais rebondissant, se trouvent tenus en harmonie.
Je cherche l’homme
C'est pourquoi j'aime travailler avec un bon nombre d'interprètes, un échantillon d'humanité. D'abord c'est le terme commun qui traverse trois de mes créations : MENSCH d'après WOYZECK de Büchner, ET HOMMES ET PAS d'après le roman de Vittorini, PAUVRETÉ, RICHESSE, HOMME ET BÊTE.
Dans ces trois pièces, l'homme est en question. D'abord au travers de la figure principale : ici Manao Vinje. On explore les effets d'un groupe, de l'histoire, sur l'un d'entre eux. Ce n'est pas l'homme seul qui est observé, mais l'homme dans son milieu. Une sorte d'éthologie. Les nombreuses figures permettent alors d'explorer différentes configurations, situations. Pour chacune, je cherche des intensités que je m'efforce de préciser avec les acteurs.
Le personnage principale de ces pièces n'est pas un héros. Ce n'est pas le meilleur, ni le pire des hommes. C'est UN homme. Ni plus, ni moins que les autres ou peut-être un peu moins. Le meilleur ou le pire des hommes peut apparaître dans la pièce mais ils n'en est pas le centre. Woyzeck, par exemple, est l'homme le plus simple : il n'a pas de pouvoir, pas de situation sociale stable, pas de structure familiale solide. Je pense à une question de Descartes que je résumerais ainsi : entre l'homme le plus bête et la bête la plus humanisée, il existe une différence transcendantale. Cet homme est encore un homme, cette bête une bête.
A l'inverse, il me semble que le héros, le prince, ne sont plus tout à fait des hommes. La qualité exceptionnelle de leur situation les extraits du destin du commun des mortels et, s'il s'agit d'étudier une figure de l'homme, de faire apparaître en scène un visage de l'homme, ce n'est pas l'exception que nous la trouverons. Mais peut-être chez l'être quelconque, perdu parmi les autres. C'est mon postulat. Tandis que les autres personnages qui l'entourent font à la fois apparaître d'autres facettes, d'autres possibilités de nommer l'humain.
Pour la forme
Je n'ai pas, en mettant en scène, d'apriori esthétique.
Il s'agit d'une lente, longue et patiente lecture du texte qui m'est offert.
Je pars d'impressions simples, à partir de l'écriture :
- L'image populaire, transposée, du monde paysan que propose Jahnn, pour moi qui viens d'un coin perdu du Centre de la France et connais bien des paysans, c'est le Western. C'est ma première impression.
La seconde naît de l'intrigue, des tourments, des rapports souvent pervertis entre les couples ici présents (mensonges, complots, rivalités, chantages). C'est quelque chose du cinéma de Losey (plus particulièrement de The Servant).
- Il y a la dimension onirique, cauchemardesque de la pièce : Elle s'exprime dans les apparitions à Manao, par les légendes qui courent sur la nature magique de son cheval, toutes ces rumeurs et les fantasmes qu'il suscite.
Pour les acteurs
Mon travail avec eux s'opère de deux manières. Il y a d'abord une écoute du récit, de l'intrigue proposée. Il s'agit d'éclaircir ce récit avec les acteurs, de le clarifier.
Ici, la narration est essentielle, raffinée, énorme. Ce travail est d'autant plus important.
Puis il y a le travail de la langue, de ce que la langue peut creuser en l'acteur, de ce qu'elle peut faire résonner de lui, et, par lui, en nous.
Il ne s'agirait pas de jouer les personnages, mais de laisser longuement entrer la langue dans la chair de l'acteur, jusqu'à ce qu'elle le modifie, ce qu'elle le modèle à l'image des êtres qui composent cette tragédie paysanne.
Mandelstam, le grand poète Russe qui composait ses poèmes à voix haute, pensait qu'on pourrait pour toujours retrouver son visage dans l'expression de celui qui dirait son poème. L'acteur devrait par les mots, en parcourant les sensations, les épreuves, les sentiments vécus de la pièce, retrouver une vérité des êtres créés par Jahnn.
Faire descendre la langue dans le corps de l'acteur, cela veut dire qu'indépendamment du travail de compréhension, de transmission de l'intrigue qu'il porte, il doit perdre une certaine conscience. J'aime que l'acteur ne sache plus trop ce qu'il dit, qu'il cesse d'être raisonnable, logique, intelligent. Je le préfère instinctif, en train de rêver, bestial ou bouleversé. Je crois que le théâtre est essentiellement composé de situation extraordinaire, alors les états de plateau, d'acteurs, eux aussi doivent l'être.
Il reste la question du réalisme. Certes, on peut dire que la pièce de Jahnn est du genre « réaliste-magique ». Cela ne signifie pas pour moi que l'on doive avoir un jeu naturaliste. Je demande aux acteurs qu'ils nous aident à percevoir les situations depuis l'intérieur de ceux qui les subissent, et non de manière extérieure ou objective. Je leur demande de jouer ce que nous pouvons imaginer de la façon dont Sofia ou Manao, par exemple, entendent quand on leur parle et selon ce qu'il leur est raconté.
Il y a là quelque chose d'expressionniste, sans doute, mais en même temps de rêvé, un mélange de grotesque et d'effleuré, une déformation légère de la réalité des tons, des actes, un tremblement, qui ne doit pas être appuyé ou démonstratif.
Cela demande du temps, du calme, et une grande confiance pour s'abandonner à ces états proches du sommeil, d'une forme de transe, d'une espèce de bouffée délirante de colère, d'accès d'amour, de désir...
Pauvreté, Richesse, Homme et Bête propose beaucoup d'états limites, de situations limites. Ce serait une grande trahison, un mensonge, il me semble, de ne pas tenter, chaque soir, de les faire exister.