Dans l'anonymat d'un service de gériatrie, de chambres en couloirs, un infirmier de nuit a recueilli des sons, des bribes de dialogues, des restes de conversations, au hasard et sans intention. Simplement pour témoigner, à sa fille qui lui avait demandé, de son travail et de ce lieu. On entre là comme dans l'eau glacée. Mais passé l'effroi, on perçoit quelque chose, comme une vie sous la neige. On entend, qu'au fond d'un lit, dans une chambre parfaitement impersonnelle, quelqu'un cultive un jardin ; que tout au bout de la vie, il y a encore la vie. On comprend que devant la rive que l'on ne franchit qu'une seule fois, même le doyen de l'humanité est encore un enfant. On perçoit notre silence gêné face à cette première fois, et qu'il nous manque la parole pour accompagner un inconnu au bord de la vie.
Une femme est en train de passer - du jour à la nuit, d'un état à un autre Etat - tandis qu'un homme dans l'ombre, l'accompagne, recueille ses derniers instants, en est le témoin ou le guide, l'interlocuteur ou le dépositaire. Nous avons cherché une langue qui manque pour accompagner cette inconnue au bord de la vie. Nous avons trouvé des poètes, de l'Ancien Testament à aujourd'hui.
je n'étais pas seul, j'étais un homme quelconque.
Didier Le Lamer a été infirmier de nuit dans un service de gériatrie. De ses nuits d'hôpital passées auprès des personnes âgées, il nous a rapporté la matière d'une pièce. Cette pièce s'écrit avec son témoignage et nos lectures. Elle naît de la rencontre sur scène de cet infirmier et d'une comédienne.
La matière textuelle de cette création qui laisse également une part importante au corps et au mouvement - la part de textes, donc, se divise en deux : Transcriptions et Citations. Les Transcriptions sont tirées d'enregistrements.
Elles sont une matière brute, triées puis couchées tel quel sur papier en exceptant les scories de langage du type : " ben " ou " hein ". Aucun rajout n'a été opéré sur cette matière. Elle reste au plus près de ce qui s'est dit, de ce
qui a été capté par un infirmier en gériatrie au cours de trois de ces nuits de service. D'un autre côté, et comme en écho, nous avons tiré de nos lectures un certain nombre de Citations qui viennent interroger, mettre en relief les Transcriptions et faire émerger des lignes fictives que nous développons au cours de notre travail de plateau.
L'ensemble forme un tout heurté mais continu dont on lirait ceci : une femme est en train de passer - du jour à la nuit, d'un état à un autre Etat - tandis qu'un homme dans l'ombre, l'accompagne, recueille ses derniers instants, en est le témoin ou le guide, l'interlocuteur ou le dépositaire. A l'épreuve du plateau, à force de travail et d'écoute de la matière brute, nous avons commencé à percevoir dans les Transcriptions une troisième voix. Celle-ci se laissait entendre au creux des silences de ces bribes de conversations entre l'infirmier et les personnes qu'il veillait et visitait chaque nuit. Dans le trouble des résidents, dû à la nuit, à la médicamentation, à l'hospitalisation, à la disparition des repères dans un service spécialisé et non un lieu familier, ou aussi bien par déraison, vient se glisser quelqu'un ou quelque chose à qui semble plus profondément s'adresser ces restes de phrases, de gestes, ces signes. Comme si, dans l'obscurité de la chambre s'avançait, à la place de l'infirmier ou devant lui, un proche - enfant, amant, parent - ou quelque chose d'encore plus indéterminé : un rêve, un souvenir, une musique, la mort ou son appréhension. Et les murs de la chambre, indistincts dans la nuit jamais complète de l'hôpital, s'élargiraient pour dessiner les méandres de la mémoire, ou quelque lieu de cette nature pour toujours disparue de ces vies. Penser : ne plus jamais revoir une forêt, un champ, des années durant peut-être, et garder pour ces derniers moments la même image d'un plafond du "long séjour", impersonnel et unheimlich comme un mort. Penser cette absence, comme l'absence des choses dans les mots, et l'inépuisable source de réminiscences et de désirs d'un coeur qui bat. Il s'agirait de passer le Léthé, de plonger dans le flot labyrinthique qui efface la mémoire, pour laisser émerger à travers corps, souffle et voix, une vie autre, renversant le sens, dans la pénombre laiteuse d'un improbable lieu d'oubli. Notre attention est à rendre sensible et vif la force intérieure qui nous habite jusqu'au dernier instant : le sentiment – qui donne son titre au livre de Vaslav Nijinski et lui fait écrire : "mon pouls est un tremblement de terre." Reposer la question de la souffrance, de son sens et par là remettre le sens même en question. Rendre sensible et vif cet état d'abandon et d'isolement que produit, non la mort réelle, mais la mort sociale de ceux qui sont non productifs, de ces êtres qui coûtent chers parce qu'ils n'en finissent pas de mourir mais dont les souffrances créent de la richesse.